Un aperçu de l’opinion publique Iranienne
14 Avril 2021 (1273 mots)
Pour beaucoup d’occidentaux, l’opinion publique Iranienne est un mystère. L’Iran est un pays traversé de courants profonds et divers, qui s’expriment dans la société civile, même si c’est de manière contrainte.
Société profondément islamique, comme l’est son régime politique ? Moderne et aspirant à une plus grande ouverture sur le monde, s’exprimant à travers le mouvement vert (جنبش سبز ایران) ? Comment embrasser d’un seul regard Téhéran la ville moderne, Qom la religieuse, Tabriz l’Azeri, Ispahan qui garde la trace des empires glorieux ? Les citadins ou les ruraux ? Les Persans, les Kurdes, les Azeris, les Arabes, les Lors ou encore les Baloutchs ?
Défi difficile, d’autant plus que la République Islamique d’Iran impose de fortes limites sur ce qui peut se dire à l’intérieur du pays, même si, comparé à de nombreux pays de la région, une relative liberté d’expression a court, tant qu’on ne traite pas des sujets « tabous ».
Dans ce contexte, le travail que le Center for International & Security Studies de l’Université du Maryland (CISSM) effectue depuis 2013 est remarquable : organiser, sur une base régulière (au moins une fois par an), un sondage d’opinion traitant un large ensemble de sujets. En posant régulièrement des questions identiques, ce sondage permet aussi un véritable suivi des évolutions et des courants qui traversent l’opinion publique du pays.
Afin de fournir des résultats le plus précis possibles, les équipes du CISSM font preuve d’une grande rigueur dans leur approche, cherchant à contourner les obstacles et conscient des problèmes qu’elle peut poser (ex : Quelle représentativité de la population ? Quel degré de sincérité dans les réponses ?). On verra quelles réponses le CISSM apporte en fin d’article.
La dernière mouture de ces travaux a été publiée en février 2021 et couvre deux périodes : la fin de l’administration de Donald Trump (octobre 2020) et le début de celle de Joe Biden (février 2021).
Elle traite alors des sujets prégnants touchant l’Iran en 2020 et 2021 :
- Le Covid-19 et son impact sur le pays
- Les réactions, craintes et espoirs quant à l’arrivée au pouvoir d’un président affichant une continuité avec la politique de Barack Obama, qui avait permis la signature de l’accord sur le Nucléaire Iranien (2015).
- Les conditions économiques
Ce petit article vise à en proposer une synthèse.
Les cinq « surprises » du sondage (pour les Occidentaux)
Pour qui regarde l’Iran de très loin, il est facile d’en avoir une vision caricaturale, biaisée ou simplement mal informée. On trouvera ici cinq « surprises » du sondage, qu’au moins beaucoup d’Occidentaux risquent de considérer comme tel.
1. La première source perçue des problèmes économiques est …. la mauvaise gestion et la corruption
Là où certains aurait pu s’attendre à ce que les Iraniens citent en premier les sanctions américains, ils sont une majorité claire à citer en premier la mauvaise gestion et la corruption : 58% contre seulement 35%. Cette tendance n’est pas nouvelle, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessus : depuis que le sondage du CISSM existe, la mauvaise gestion et la corruption est citée en premier, avec une fourchette entre 58 et 64%. Les valeurs sont d’ailleurs stables depuis fin 2018.
2. Les Iraniens sont mieux « informés » sur l’élection américaine que les américains eux-même
Bien sûr le titre de cette section est un peu provocateur. Mais si on s’en tient aux chiffres, c’est vrai : 87% des sondés en Iran savent que Joe Biden a été élu président des USA. Au pays de l’Oncle Sam, c’est un peu moins : selon un sondage de novembre 2020 réalisé dans la foulée de l’élection , 79% des sondés disaient que Biden avaient gagné. Pour les 20% restants, ce n’était pas tant un problème d’information que d’acceptation des résultats. On a vu ce que cela a donné par la suite…
3. Les Iraniens n’approuvent l’accord sur le nucléaire que de très peu
Avec le retrait des Etats-Unis de Donald Trump du JCPOA (le nom du traité entérinant l’accord sur le nucléaire Iranien en 2015), la confiance des Iraniens dans le traité en lui-même s’est fortement érodée. Si aujourd’hui ils sont 51% à soutenir le traité (contre 41% à le désapprouver), la tendance a été à l’érosion depuis 2017, avec un renforcement de la tendance depuis 2018.
L’explication est simple : après l’euphorie quant aux perspectives d’une franche ouverture sur le monde, l’absence de progrès économiques concrets sur leur vie quotidienne a incité les Iraniens à la prudence. Lors des sondages d’octobre 2019 et 2020, une majorité des Iraniens interrogés désapprouvait même le traité.
De la même manière, lorsqu’on pose la question de la confiance, une large, très large part (71%) des répondants pensent qu’il est inutile que l’Iran fasse des concessions dans le cadre des accords internationaux, puisque les puissances signataires ne tiennent pas leur engagement.
Toutes les relations humaines sont basées sur la confiance, et on peut simplement dire que pour les Iraniens, la confiance est rompue.
4. Les Iraniens ne souhaitent pas rouvrir une discussion élargissant l’accord sur le nucléaire à d’autres sujets
Missiles balistiques, soutiens aux Houthis au Yemen, et au régime d’Assad en Syrie, autant de sujets que les Occidentaux souhaiteraient intégrer dans la fenêtre de discussion actuellement entre-ouverte depuis l’élection de Joe Biden.
La position des Iraniens interrogés est très alignée, sur ce point, avec celle du gouvernement de Rohani et du guide suprême Khamenei : l’Iran ne devrait même pas parler avec les Occidentaux avant que les Américains n’appliquent eux-même les dispositions du JCPOA, telles qu’elles ont été définies en 2015.
Si la politique de « pression maximale » (« Maximum pressure ») de Trump visait de manière claire à faire pression sur le peuple iranien pour qu’il renverse ses dirigeants, ce type de réponse montre les limites de l’approche : les Iraniens sont nationalistes, attachés avec fierté à leur pays, et refusent de céder sous la pression.
Si 85% d’entre eux refuserait de mettre fin à l’enrichissement d’Uranium en Iran, 83% refuserait qu’à l’issue d’une éventuelle négociation soit mis définitivement fin à un quelconque programme balistique iranien, et 74% tout de même refuseraient de limiter la portée des missiles balistiques.
5. La France est perçue très défavorablement par les Iraniens
En 2018, 56% des sondés avaient une opinion positive de la France. En 2021, ce nombre est descendu à 29%. C’est le cas pour l’ensemble des pays Occidentaux (USA, Grande Bretagne, Allemagne), même si c’est ce dernier pays qui recueille l’opinion la plus favorable, avec 46% d’opinions favorables ou très favorables.
La raison en est simple : les pays européens ont incarnés l’espoir, l’espoir de la mise en oeuvre de l’accord de Vienne sur le nucléaire, puis l’espoir de lutter contre les effets néfastes de la sortie de cet accord par Donald Trump en 2018. Autant d’espoirs déçus, car au final ni la pression politique pour rester au sein de l’accord, ni les mécanismes comme INSTEX n’ont été d’une quelconque utilité face à l’hégémonie américaine et celle de son dollar.
Conclusion
On le voit, l’Iran ne se laisse pas réduire à un caricature, traversé de courants à la fois nationalistes, religieux et en même temps ouverts sur le monde. Ce que montre le sondage, c’est pour les Iraniens dans la rue, la principale préoccupation des habitants, c’est le lendemain, ce sont l’inflation, le chômage, la corruption.
Après avoir mis très longtemps à démarrer, une (mini) fenêtre est ouverte depuis la semaine dernière avec des discussions entre experts à Vienne. Il faut maintenant profiter de cette opportunité.